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Cet article est paru originellement dans les colonnes de la Décroissance, en 2015. J'y ai retrouvé les principes-même que j'entends développer à travers Une Table dans le Maquis. Le raisonnement philosophique part d'une compréhension sensible de la cuisine. La façon de manger induirait-elle l'être ? J'en ai la sauvage conviction. Plutôt que de le formuler en moins bien, j'ai décidé d'écrire directement à M. Mailler, un penseur aguerri et jovial du goût, ayant notamment travaillé pour Slow Food, auteur d'ouvrages passionnés et absurdes traitant le goût sous toutes ses coutures. Il m'a gentiment permis sa diffusion sur mon site internet. Ce brillant article, écrit avec beaucoup d'élégance et d'esprit, est entièrement à remettre à ses auteurs, puisqu'ils sont deux. Pascale Brevet, petite-fille de viticulteurs languedociens, journaliste et conférencière sur l’alimentation, travaille aujourd'hui chez Terroir d'Avenir. Merci à eux deux.

Paul, fondateur d'Une Table dans le Maquis

"La lenteur n’est pas l’ennemie de la vitesse"

Par Pascale Brevet et Eugenio Mailler.

 

La lenteur n’est pas l’ennemie de la vitesse. Elle est sa compagne de route, son alliée contre un tempo mécanique, monotone, donné par la production du rien et la consommation de tout. Plaisir de s’étourdir en dévalant une pente à toute allure et plaisir de gravir lentement un sentier au rythme de nos pensées sont les indissociables antidotes aux politiques de l’urgence qui ne font l’économie que du sens critique.

 

Mijoter longuement un plat avec des bas morceaux – que le refoulement d’une société de plus en plus carnivore a fait disparaître de nos assiettes – nous permet aussi de laisser mijoter nos idées, de les articuler éventuellement en un discours et d’éviter de tomber dans la foire aux opinions de ce talk show que l’on s’obstine à appeler « politique ». Accompagner la longue cuisson en réfléchissant sur la recette, sur nos gestes, en revenant sur les passages lus à la hâte, en prêtant attention aux caractéristiques uniques du morceau en question, nous réapprend à faire face aux problèmes en tenant compte de leur nature singulière, sans se précipiter au rayon des solutions préemballées, standardisées, faites de « plus » (de productivité, sécurité, précarité…) et de « moins » (de coûts, liberté, responsabilité, solidarité…) mais jamais d’« autrement ».

 

Rôtir pourrait bien exprimer nos émotions les plus vives. La passion, le désir, la rage. Le soin de la flamme devient important pour obtenir une bonne braise qui permettra à la viande de garder ses jus. Une braise qui permettra à nos sentiments de se décliner dans la durée et de ne pas se limiter à un complaisant feu de paille narcissique.

 

Accommoder les restes nous révèle que la contrainte stimule notre créativité, cette herbe sauvage qui ne pousse pas, contrairement à ce que l’on nous dit, dans les prairies où paissent les moutons de la communication de masse. L’exercice de la liberté commence dans la valorisation de ce que nous avons et de qui nous sommes ; pas dans l’attente du ticket gagnant pour le paradis sur terre, ni dans le carrousel hypnotique de l’infinité d’options proposée à nos existences par la Grande Distribution.

 

Faire les courses, c’est maîtriser l’angoisse de notre ignorance tout en satisfaisant notre envie d’apprendre. En se trompant, en étant trompé, nous recouvrons un savoir populaire ancestral dont nous avons été dépossédés car, comme le sens critique, il dérange le conducteur de la locomotive. S’en remettre complètement aux labels –sources d’information utiles, certes –revient à s’abandonner à un GPS qui fait perdre tout repère pour se retrouver contraints à n’avaler que des codes barre et à rester sur les sentiers battus.

 

Rencontrer les paysans et les artisans, cultiver son potager et transformer ses surplus en conserves nous fait toucher du doigt toute la complexité à laquelle ces intellectuels de la terre sont confrontés et le dur labeur qui est le leur. Nous donnons à nouveau une valeur et un sens au travail, aujourd’hui sous le joug de la logique du moins cher. Une logique qui nous rend tous plus pauvres car elle s’applique aussi à notre propre travail.

 

Bien manger est un luxe que l’on peut s’offrir en renonçant au confort des mille choses et activités nécessaires pour pallier l’absence de joie et de bonheur dans nos vies prisonnières d’une ligne de montage qui assemble de manière toujours plus étroite production et consommation. En renonçant par exemple au goût infantilisant des plats préparés. Au repas dans ce resto soi-disant pas cher (mais souvent très rentable) qui ne sert qu’une cuisine d’assemblage. Aux week-ends low cost pour nous, mais très coûteux sur le plan social et environnemental.

 

La cuisine peut se transformer en un acte agricole et environnemental, nous aidant à tisser un lien avec le vivant, la nature et le monde rural. Mais il faut apprendre à défendre l’otium [temps libre] contre un negotium [temps du travail] qui a pris possession de nos vies. Contrôler le rythme du travail pour préserver notre existence des engrenages de la production qui menacent de la broyer. Et le plaisir ? Le cultiver sera le remède simple et efficace contre la pulsion autodestructrice qui s’est emparée de notre civilisation.

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